Réinventer sa place : exister pleinement sans statut professionnel

21 mai 2025

Introduction : Au-delà du métier, la quête de sens se poursuit

Pendant des décennies, la présentation « Que faites-vous dans la vie ? » trouve un répondant clair : sa profession. Mais que devient-on socialement, lorsque la carte de visite – ou l’emploi – disparaît ? Peut-on encore « exister » sans la reconnaissance liée au travail ? Face à un monde où l’identité professionnelle semble tout englober, la question prend une dimension vitale, surtout pour celles et ceux qui abordent l’étape majeure de la retraite. Chiffre intéressant : 75% des Français·es continuent de définir leur identité avant tout par leur activité professionnelle, selon une enquête OpinionWay de 2023 pour l’Agirc-Arrco. Pourtant, au fil des années, notre rapport au travail se transforme, et la retraite apparaît comme un terrain de possibilités inédites – parfois vertigineux. Cet article invite à repenser ensemble la notion d’utilité, d’appartenance et d’impact, quand le statut professionnel n’est plus le principal marqueur social.

La force du statut professionnel : entre norme sociale et effet miroir

Le travail n’est pas qu’une activité rémunératrice. Il structure le temps, l’espace, les relations et le regard des autres sur soi. Selon la Dares et l’Insee, plus de 80 % des Français·es entre 30 et 60 ans mettent spontanément en avant leur profession pour se présenter. Ce phénomène n’a rien d’anodin : dans une société où la valeur travail reste prédominante, avoir un « métier » signifie être utile, identifié, intégré. Mais le statut professionnel agit aussi comme un miroir social :

  • Il rassure : Montrer ce qu’on “fait”, c’est s’inscrire dans la société, justifier sa place.
  • Il relie : L’emploi crée des réseaux, des affinités, un langage commun.
  • Il valorise : Beaucoup associent utilité sociale et métier – souvent à tort.

Dès lors, franchir le cap de la retraite interroge : Qui serai-je sans cette étiquette ? Comment maintenir des liens ? L'absence de statut professionnelle signifie-t-elle la disparition de toute existence sociale ?

Le « vide social » de la retraite : un mythe persistant

Redouté par certain·es, le moment où l’on « range son badge » réveille une angoisse profonde de l’invisibilité. Ce sentiment – largement véhiculé par les médias et l’imaginaire collectif – n’est pas sans fondement :

  • Près de 30% des nouveaux retraité·es déclarent ressentir une « perte de repères sociaux » durant la première année de retraite (Baromètre Malakoff Humanis 2022).
  • L’isolement touche 1,5 million de retraité·es en France qui vivent seuls (Insee 2022).

Mais on observe, à l’inverse, que cette rupture n’a rien d'une fatalité. La majorité des retraité·es renouent rapidement avec d’autres formes d’engagement, de sociabilité et de projets.

Des identités multiples : bifurquer, s’impliquer, transmettre

Sortir du cadre professionnel, c’est souvent l’occasion, aussi, de se redécouvrir. Les chercheurs en sociologie du travail parlent de « bifurcations identitaires positives » (E. Goffman, « La présentation de soi » ; D. Carricaburu, CNRS 2021). Après une courte phase de flottement, de nombreuses personnes libèrent des potentiels, jusqu’ici restés en sommeil :

  • Associatif : Un retraité sur deux s’investit dans une association (source : France Bénévolat, 2021).
  • Engagement citoyen : Participation à des conseils de quartier, défense de causes locales – selon l’INJEP, près de 19% des retraité·es sont actifs dans des instances consultatives.
  • Transmission : Près d’un tiers des grands-parents jouent un rôle actif dans la vie de leurs petits-enfants (Observatoire des familles, 2022).
  • Créativité et passion : L’inscription aux cours, clubs artistiques et sportifs explose chez les plus de 60 ans (Dossier « Retraite, nouvel âge d’or ? », alternatives-economiques.fr, 2022).

Autant d’identités nouvelles, qui ne s’opposent pas à la « vie active » mais la prolongent autrement.

Repenser l’appartenance : le tissu social réinventé

Loin de l’image de retraité·e « retiré·e du monde », ce moment de la vie peut être une étape de réinvention de ses liens sociaux. Voici quelques exemples concrets et inspirants :

  • Les colocations intergénérationnelles : Plus de 40 000 personnes retraitées partagent leur logement avec des étudiant·es ou jeunes actifs en France (source : Réseau Cohabilis, 2023). Cela crée du lien, du soutien, et des échanges quotidiens.
  • Le mentorat : Des réseaux comme 1 jeune, 1 mentor facilitent le passage de compétences et d’expériences entre retraité·es et jeunes - près de 100 000 binômes accompagnés en 2023.
  • Les chantiers solidaires : Les seniors constituent 27% des effectifs du bénévolat dans l’économie sociale et solidaire (ESS France, 2022) – des bâtisseurs d’habitat intergénérationnel aux animateurs de ressourceries.

Il n’y a donc ni vide ni retrait, mais un réagencement des formes d’engagement et d’appartenance à la société.

L’utilité sociale ne s’arrête pas à la porte du bureau

Le sentiment d’être “utile” est central pour une existence épanouie. Selon les travaux de Martine Sévegrand (CNRS, « Le sens social de la retraite »), la majorité des retraité·es qui s’investissent retrouvent :

  • La reconnaissance : par leurs pairs, les bénéficiaires, ou leur entourage.
  • Le sentiment d’apporter leur pierre : Trois retraité·es sur quatre disent « agir pour changer les choses autour d’eux » (Observatoire du bénévolat, 2022).
  • Le plaisir d’apprendre : Former, transmettre, mais aussi recevoir.

Des témoignages recueillis dans l’étude « Seniors et bénévolat » (Ifop, 2020) montrent que nombreux sont ceux et celles qui disent être « aussi occupés et stimulés » qu’avant. Mais avec un choix plus libre des activités et des personnes avec qui s’impliquer – ce qui, pour beaucoup, redonne du sens.

Sens, liberté, solidarité : une triple source d’épanouissement

Le temps dégagé de la vie professionnelle libère une ressource précieuse : la liberté. Pour la première fois, la possibilité de choisir ce qui compte vraiment, avec qui, et comment s’engager. C’est aussi un moment clé pour rejoindre ou créer des initiatives citoyennes :

  • Créer des jardins partagés : Dynamiser son quartier, recréer du lien, et transmettre des savoirs.
  • Participer à des cafés associatifs, repair cafés, ressourceries : Réseau d’entraide, économie circulaire et convivialité.
  • Écrire, témoigner, récolter la mémoire du territoire : Les « ateliers mémoire » se développent dans de nombreuses communes (Réseau Mona Lisa, 2023).

L’utilité ne se mesure alors plus à l’aune d’une fiche de paie, mais par la capacité à transformer son quotidien, à enrichir celui des autres.

Lutter contre l’âgisme : faire entendre la force de l’expérience

Un obstacle persistant reste le regard que la société porte sur les retraité·es. Parfois jugés « hors-jeu », « dépassés » ou même « invisibles », ils doivent encore, en France, mener un véritable combat pour faire valoir leur expertise.

  • Seulement 10% des appels à projet associatifs ciblent explicitement la contribution des plus de 60 ans (Fondation de France, 2022).
  • 58% des Français·es disent avoir déjà été témoins de propos âgistes (Baromètre Fondation April/CSA, 2022).

Pourtant, l’apport des seniors est reconnu : une étude du Boston Consulting Group (2022) montre qu’une équipe incluant des plus de 60 ans est en moyenne 17% plus efficace dans la résolution de crises ou de problèmes complexes.

Il devient crucial de montrer la diversité des compétences, la capacité d’innovation et la force du vécu. Exister socialement, ce n'est pas un état passif : c'est un acte de présence, de participation et de transmission.

Quelques pistes concrètes pour (re)trouver sa place

Pour celles et ceux qui cherchent leur rôle hors du monde du travail, voici quelques pistes éprouvées:

  1. Identifier ses envies profondes : Qu’est-ce qui me donne le sourire ? Qu’ai-je envie d’apprendre ou de transmettre ?
  2. Explorer le tissu local : Maison des associations, clubs, mairies, médiathèques... Ces lieux fourmillent d’initiatives et de besoins.
  3. Oser proposer ses compétences : Beaucoup d’associations cherchent expertise ou coups de pouce. Pourquoi ne pas intervenir ponctuellement selon ses disponibilités ?
  4. Tisser du lien intergénérationnel : Le contact avec les plus jeunes ou les plus âgés rompt la solitude et crée de l’utilité partagée.
  5. Tourner le regard vers les autres : L’écoute et le partage d’expérience sont d’immenses cadeaux pour qui les reçoit... et pour soi-même.

Élargir l’horizon : la richesse d’une société où chaque âge a sa place

Rester relié aux autres, porter sa voix, continuer à façonner la société : voilà de puissantes manières d’exister sans statut professionnel. En France, 9 millions de personnes sont à la retraite – autant d’énergies, de parcours, d’idées qui peuvent faire évoluer notre société. Leur présence, loin d’être une parenthèse, offre une formidable opportunité d’enrichir, de questionner et de faire grandir notre notion de « vivre-ensemble ». Dépasser le réflexe de l’étiquette professionnelle, c’est ouvrir un âge du partage et de l’engagement renouvelé. Le temps de la jubilación, loin d’être un retrait de la vie, peut être ce moment où l’on trouve, enfin, pleinement sa place dans la grande mosaïque du lien social.

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