Recomposer son identité à la retraite : quand le métier façonne l’image de soi

14 juin 2025

La puissance du travail dans la construction de l’identité

Travailler, ce n’est pas seulement « avoir un emploi ». Pour beaucoup, la profession a servi de colonne vertébrale, donnant un rythme à la vie, tissant du lien social, fournissant un sentiment d’utilité et d’appartenance. En France, 80% des actifs considèrent leur travail comme « important pour l’image qu’ils ont d’eux-mêmes » (source : DARES, 2022). Notre société accorde au parcours professionnel une place centrale dans la définition de la réussite et de l’estime de soi. Encore plus vrai pour celles et ceux qui ont investi leur énergie, leurs compétences et leurs émotions dans un métier-passion, un engagement collectif, ou encore qui ont construit des relations solides au sein de leur secteur.

Mais au moment de la retraite, cet ancrage peut vaciller. Plus qu’un statut administratif, devenir retraité·e, c’est parfois vivre une véritable mue identitaire, avec tout ce qu’elle comporte de doutes, d’opportunités… et de défis à surmonter.

Identité professionnelle et perception de soi : liaisons essentielles

Pourquoi l’arrêt de l’activité professionnelle bouleverse-t-il autant la perception que l’on a de soi ? La réponse se trouve dans la façon dont notre métier imbrique notre sentiment d’utilité, notre valeur sociale et notre place au sein de la communauté. Selon une enquête menée par l’INED, plus de 65% des nouveaux retraités déclarent qu’ils se présentent d’abord par leur ancien métier lorsqu’ils rencontrent de nouvelles personnes.

L’identité professionnelle agit, en quelque sorte, comme une carte de visite interne. Elle guide les choix quotidiens, influence la confiance en soi et façonne les attentes que les autres – et nous-mêmes – plaçons sur notre place dans le monde.

  • Le sentiment d’utilité : Beaucoup s’inquiètent de ne plus être « utile à la société » une fois partis à la retraite. La sensation de disparaître du paysage professionnel peut engendrer une perte de repères et, parfois, du découragement.
  • La reconnaissance sociale : Un poste, un titre, un uniforme, ou simplement la mention de son métier ouvraient souvent des portes et suscitaient le respect. Que devient cette reconnaissance sans le cadre du travail ?
  • L’enracinement dans une communauté : Qu’il s’agisse du bureau, de l’équipe ou de la corporation, l’identité professionnelle ancre dans un collectif. Sa dissolution peut faire naître chez certains un sentiment d’isolement.

L’empreinte durable du parcours : Plus d’un métier, une histoire à raconter

Aucune trajectoire n’est anodine. Enseignant·e, artisan·e, infirmier·e, commerçant·e, cadre ou ouvrier·ère… chaque profession laisse une empreinte singulière sur la manière de concevoir sa place et ses rêves post-carrière.

Prenons l’exemple d’anciens cadres : selon l’Observatoire des Retraites (2021), près de 70% d’entre eux·elles continuent à s’impliquer dans des associations, fondations ou conseils d’administration. À l’inverse, d’ex-salarié·es ayant connu des conditions de travail éprouvantes ou des métiers dévalorisés peuvent ressentir une libération, voire éprouver une soif nouvelle de reconnaissance ou engager une « revanche sociale ».

Une multitude d’histoires en témoignent : Lucienne, 66 ans, ex-infirmière, raconte dans Libération comment sa capacité à prendre soin des autres lui permet aujourd’hui d’accompagner des jeunes migrants dans son village. Pour Henri, ancien électricien, transmettre ses savoir-faire à une recyclerie est devenu sa nouvelle passion. Ces expériences sont la preuve que l’héritage professionnel ne disparaît pas avec la retraite : il continue de vivre, ailleurs, autrement.

Sortir des cases : la liberté et le défi de se réinventer

Le travail structure si fort nos identités qu’en sortir ouvre un terrain de jeu… et un terrain d’incertitudes. Mais c’est aussi l’un des moments les plus féconds pour explorer une mosaïque d’activités longtemps repoussées :

  • S’engager dans une association, selon France Bénévolat, 47% des nouveaux bénévoles sont des retraités.
  • Créer un jardin partagé, suivre des cours d’art ou de langue, voyager autrement, écrire…
  • Transmettre son expérience à des jeunes, via le mentorat ou des ateliers.

Le recul progressif du travail laisse la place à une identité moins linéaire, plus plurielle, où la reconnaissance vient aussi de la vie sociale, familiale, associative, ou tout simplement de la satisfaction personnelle. Les sociologues parlent de « recomposition identitaire » (Didier Demazière, CNRS). Ce processus ne se fait ni en un jour, ni de manière linéaire, et c’est là toute sa richesse.

Le risque de la page blanche… et le potentiel d’une page à écrire

Il serait injuste de minimiser les difficultés. Certains ressentent un réel « décrochage » : selon une enquête du Credoc (2020), jusqu’à 27% des nouveaux retraités évoquent des épisodes de mal-être ou d’anxiété liés à la perte de leur statut social. Le sentiment d’invisibilité, déjà fort chez les seniors en activité, peut même s’intensifier à la retraite.

Mais il existe autant de manières de s’adapter que de retraité·es ! Le déclic se trouve souvent dans l’impulsion d’un projet et dans la valorisation de compétences longtemps cultivées.

Comprendre, accueillir… et transcender l’empreinte professionnelle

Le passage de la vie professionnelle à la retraite ne vise pas à effacer l’ancien pour tout réinventer, mais bien à s’appuyer sur ce qui a été construit pour façonner autre chose. Quelques clés pour traverser cette transition :

  1. Redéfinir l’utilité : Comment partager autrement ce qui a été acquis ? L’engagement dans des activités bénévoles ou intergénérationnelles fait souvent émerger un sentiment d’utilité renouvelé.
  2. Raconter son parcours : Prendre le temps d’écrire, de raconter, de transmettre fait du bien – à soi et aux autres. Les ateliers d’écriture avec des seniors, de plus en plus populaires (voir l’initiative des Ateliers de la Rue Raisin), montrent la puissance du récit pour intégrer son histoire professionnelle dans une image de soi élargie.
  3. Accepter l’identité multiple : Être « ex-enseignant·e » ou « ex-infirmière », mais aussi peintre amateur, grand-parent, musicien, voyageur, jardinier, militant… L’identité se tisse à plusieurs voix !
  4. Démasquer les stéréotypes : La société véhicule parfois une image passive des retraité·es. Or, la réalité montre une dynamique opposée : près de 4 retraités sur 10 accompagnent régulièrement des proches ou s’activent dans des collectifs (source : INSEE, 2023).

Retraite et impact social : transformer l’héritage en action

Le sentiment d’avoir été utile ne doit pas s’arrêter avec le dernier bulletin de salaire. Les retraité·es sont d’ailleurs les premiers à le rappeler : plus de la moitié d’entre eux considèrent que les compétences acquises au travail sont un atout pour la société (CSA pour Agirc-Arrco, 2023).

Voici quelques exemples, concrets et inspirants, de la manière dont les retraité·es contribuent encore, largement, au bien commun :

  • Le mentorat d’entrepreneurs débutants, où l’expertise des anciens cadres et artisans accompagne la création d’emplois locaux (ex : réseau Entreprendre, Initiative France)
  • Le bénévolat dans le champ médico-social – plus essentiel que jamais dans une France vieillissante
  • La participation à des conseils municipaux, comités de quartier ou associations citoyennes : signe d’une volonté de continuer à peser sur les décisions collectives

Même la sphère artistique ou militante est revitalisée par des retraité·es, qui y trouvent une suite logique à leur itinéraire professionnel : Claire, ancienne documentaliste, organise aujourd’hui des événements cinéphiles dans son village ; Patrick, ex-maçon, est bénévole dans une association de réhabilitation du patrimoine rural.

Conclusion ouverte : Et si la retraite, c’était apprendre à conjuguer son identité au pluriel ?

Le « temps de la jubilación », c’est d’abord s’offrir le choix : celui de prolonger, de transmettre, d’oser, de ralentir parfois… de vivre pleinement. L’identité professionnelle laisse des traces, oui ; mais la richesse de la retraite, c’est aussi la possibilité d’élargir l’image de soi, d’y intégrer d’autres sphères, d’autres rôles, d’autres passions.

Transformer cette nouvelle étape en force, c’est reconnaître la valeur de tout ce que l’on a été pour mieux embrasser tout ce que l’on peut encore devenir. Quelle que soit votre histoire, il y a mille façons de rester acteur ou actrice de votre destin et, ce faisant, de faire vibrer la société tout entière.

À la croisée des chemins, la retraite n’efface rien, elle ouvre l’espace : pour inventer la plus belle des continuités, celle qui se nourrit de l’hier tout en s’élançant vers demain.

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